En échangeant sur le pouls de la sécurité civile, Paul-Émile Auger et Sarah-Maude Guindon développent leurs observations en s’appuyant sur des entretiens informels avec des professionnels de la sécurité civile au Québec.
Le sujet proposé pour le numéro du printemps de HazNet a interpellé notre conscience de jeunes professionnels du domaine de la sécurité civile. En discutant du sujet ensemble, chacun à sa façon, nous avons formulé des observations, des intuitions. Il nous est rapidement apparu que nous abordions le sujet avec deux approches différentes mais complémentaires, influencées par nos contextes professionnels respectifs. Le tout a abouti à une sorte de discussion sur papier, un amalgame de nos réflexions.
Premières réflexions
P-É. C’est quelque temps après le forum économique de Davos que j’ai pris connaissance du thème suggéré. Le rapport sur les risques mondiaux publié à l’occasion de cet événement illustrait différents changements ressentis à travers le monde. Depuis quelques années, les photos-choc des incendies en Australie et en Amazonie ou encore de la catastrophe de Fort McMurray ont modifié la perception mondiale du risque. Évidemment, il y a toujours un pas entre la perception et la réalité, surtout quand de mignons wombats sont le sujet de reportages. Toutefois, nous pouvons certainement nous interroger sur notre trajectoire dans ce nouveau contexte en tant que professionnels de la gestion des urgences au Canada.
S-M. En tant que professionnelle en sécurité civile, j’ai été interpellée par le thème: Comment je perçois ma profession? Comment puis-je en ressentir le pouls? Suis-je censée en avoir une idée précise? Même si je travaille comme professionnelle dans le domaine, je n’ai pas beaucoup de temps pour maintenir mes connaissances à jour avec toute la recherche et les publications qui y sont liées, à l’exception de ce qui est directement pertinent aux projets sur lesquels travaille notre équipe. Un rattrapage s’imposait. C’est ainsi que j’ai pris connaissance du thème de la conférence annuelle du Natural Hazards Center: Active Hope (Espoir actif) « parce que le concept d’espoir actif signifie s’imaginer un futur qui vaut la peine d’être imaginé (et espéré) et prendre les mesures nécessaires pour y parvenir » [traduction libre]. C’est ainsi que ce thème me permettait de mettre des mots sur ce que j’observais et ce que je ressentais par rapport à la profession.
Discussion – Paul-Émile: Lier le contexte mondial et les initiatives locales en gestion des urgences
Si le contexte actuel de l’éco-anxiété et des désastres environnementaux nous laisse avec peu de recours à titre individuel, le futur n’est pas écrit d’avance. Pour progresser en gestion des urgences, nous devons faire appel à la vision des gens que nous servons. Pour ma part, puisque je travaille pour les Premières Nations, je suis inspiré par leur réalité, en faisant le lien entre le contexte global et les initiatives locales. J’ai choisi d’examiner ces sujets avec Colleen Labillois, Coordonnatrice de la Gestion des Urgences de la communauté de Listuguj, afin d’enrichir nos visions respectives.

Exercice de gestion des urgences à grand déploiement 2018 pour les Premières Nations du Québec. ©Paul-Émile Auger
Frappée par plusieurs inondations depuis quelques années, la magnifique communauté Mi’gmaq de Listuguj a décidé de s’organiser sérieusement. Quand le besoin s’est fait sentir, Colleen Labillois a pris les rênes comme Coordonnatrice de la Gestion des Urgences. En 2020, Listuguj est en voie de devenir une des communautés-phares en matière de gestion des urgences au Québec.
Colleen aborde d’abord l’importance de contextualiser la place de la communauté: « Je crois qu’en général, il y a une vraie volonté de changement. Par contre, il n’y a pas de voie facile pour y parvenir à une échelle globale afin d’avoir un impact significatif ». À mon avis, ce paradoxe peut s’expliquer, du moins en partie, par le fait que le slogan «Penser globalement, agir localement», une approche du début des années 2000, s’est révélée insuffisante pour affronter les enjeux de la crise environnementale. « L’opportunité d’opérer un changement reste au niveau local et individuel lorsqu’un enjeu attire une attention médiatique suffisante. C’est une occasion pour le personnel local de gestion des urgences de devenir vecteurs de changement. »
Quand je lui demande si l’expérience des membres de la communauté inspire le changement ou l’espoir, Colleen explique: «Ma compréhension de la gestion des urgences me dit qu’il y a deux facettes dans l’expérience des membres de la communauté lors d’incidents catastrophiques: ceux qui sont affectés directement par l’événement, et ceux qui font face à l’aléa et se mobilisent pour faire face/aider par tout moyen possible. Dans les deux cas, l’expérience des membres de la communauté inspire le changement et l’espoir en renforçant de manière presque spontanée le lien social de par ce vécu commun et cette expérience partagée.» Reconnaître collectivement l’expérience vécue lors d’une urgence peut donner un sens aux épreuves et inspirer la résilience future.
Je me demande si nous n’écrivons pas nous-même parfois notre propre histoire de façon contre-productive, en reléguant les personnes affectées dans le rôle de victimes, en insistant sur une relation unilatérale. Colleen ajoute: « Il est important de maintenir des règles équitables entre les groupes affectés et ceux qui leur viennent en aide afin d’éviter la victimisation d’un côté et le sentiment de supériorité de l’autre. En déconstruisant certains obstacles socio-économiques, des possibilités peuvent s’ouvrir pour permettre le changement à plus long terme. Mon expérience avec le renforcement des capacités me montre que les membres de la communauté affrontent les défis potentiels avec un optimisme contagieux tout en espérant que nous sortirons de ces situations plus forts. »
Comment peut-on revoir des rôles que campent les gens: celui de victimes et celui de sauveurs? Elle ajoute : « La reconnaissance de connaissances locales ou traditionnelles permet de motiver des individus et des groupes afin qu’ils participent au développement de la gestion des urgences. » À mon avis, ce point de vue sur la connaissance est bien compris par les Premières Nations et pourrait être mis à profit afin de souligner les impacts sociaux, culturels et économiques de toutes les actions en lien avec les situations d’urgence.

L’Instructeur Senior Ghislain Raymond forme des membres de communautés des Premières Nations anglophones en commandement d’intervention. ©Paul-Émile Auger
«Une communauté, une région, une province ou un pays qui possède et qui est responsable de ses propres mesures de gestion des urgences et de ses plans sera en meilleure posture pour identifier les manquements graves et pourra prendre des mesures afin d’assurer que ces lacunes ne deviennent pas des obstacles lorsque l’on intervient face à une catastrophe.» Cette perspective est importante pour comprendre l’idée de préparation. Lorsqu’on permet aux gens d’investir du temps et de l’énergie dans leur propre préparation, cela assure qu’ils s’approprient véritablement ces mesures et ces plans. Des progrès en matière de prévention et de préparation se réalisent généralement lorsque des citoyens et des institutions interagissent, et en suivant leurs dynamiques.
Sarah-Maude – Trois tendances qui soutiennent l’espoir
L’expression Active hope rejoint ce que j’observe de la profession. Je trouve que, de façon générale, pour travailler en sécurité civile, il faut être motivé par un désir d’amélioration continue. Parfois, on peut prévoir ce qui va arriver, parfois non; parfois on peut prévoir, mais être malgré tout complètement dépassé par la situation. Chaque situation d’urgence amène ses enjeux, ses défis, son chaos, et comme professionnels, on doit ajuster ses pratiques, s’adapter et tirer des leçons de ce qui se passe. Pour continuer à évoluer dans le domaine, il faut donc que cet espoir perdure et trois tendances au sein de la profession maintiennent cet espoir.
Un transfert de connaissances en accéléré
Premièrement, sans négliger les conséquences négatives que l’augmentation de la fréquence des situations d’urgence a sur la société, elle expose les professionnels à un apprentissage et un transfert de connaissances en accéléré. Lorsqu’une situation d’urgence survient par intervalles de 10 ou 20 ans, les acquis peuvent se perdre surtout si les personnes l’ayant vécue quittent la profession. L’augmentation de la fréquence fait en sorte que ces acquis s’accumulent, s’enrichissent et se transposent d’une situation à une autre. Et cet apprentissage s’effectue tant au niveau individuel, institutionnel qu’organisationnel, dans le domaine du privé comme du public.
En effet, chaque situation permet d’identifier les manques à gagner sur lesquels nous pouvons par la suite travailler. Nous sommes davantage en mesure d’augmenter l’état de préparation de nos organisations, mais également notre préparation individuelle à de telles situations. À ce sujet, il faut souligner qu’en tant que professionnels, nous apprenons à nous connaître à travers des situations d’urgence auxquelles nous devons répondre, à augmenter nos connaissances, à améliorer nos compétences ou à en développer de nouvelles.
Boucler la boucle des quatre dimensions de la sécurité civile
Deuxièmement, l’urgence d’agir engendrée par les changements climatiques et l’augmentation du nombre de situations d’urgence ont permis de dresser quelques constats quant à notre état de préparation, mais aussi concernant l’importance de la prévention et du rétablissement. Une des choses que l’on apprend rapidement en étudiant le domaine de la sécurité civile, c’est qu’il s’agit d’un milieu qui a longtemps été réactif au lieu d’être proactif. Maintenant, on semble finalement «boucler la boucle» des quatre dimensions de la sécurité civile et solidifier davantage cette approche holistique qui implique d’accorder une attention égale à la prévention, la préparation, l’intervention et le rétablissement.

La grande digue de Bear’s Den lors des inondations de 2019 à Kanesatake. ©Paul-Émile Auger.
Au Québec, deux saisons d’inondations majeures en trois ans (2017 et 2019) ont démontré l’urgence de miser davantage 1) sur la prévention en revoyant les façons d’aborder l’aménagement du territoire, 2) sur la préparation en sensibilisant davantage la population exposée au risque d’inondation, et 3) sur le rétablissement pour permettre aux personnes touchées de pouvoir retrouver une nouvelle normalité le plus rapidement possible. L’attention portée à cette dernière phase a connu des avancées importantes en raison de la nécessité de soutenir ces personnes et les municipalités qui sont en première ligne en matière de sécurité civile. Des initiatives ont vu le jour. Soulignons à ce sujet le développement d’un Plan de rétablissement à l’usage des municipalités et le projet de compilation des bonnes pratiques municipales en rétablissement, deux projets chapeautés par l’Association de sécurité civile du Québec.
L’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle
Pour finir, je trouvais important de parler d’une autre tendance qui dépasse le seul domaine de la sécurité civile et qui touche l’ensemble de la société. Il s’agit de l’importance grandissante accordée aux questions d’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle.
Être un professionnel de la sécurité civile signifie avoir une vie en dehors des situations d’urgence, une vie pendant une opération d’urgence, et d’être joignable presqu’à tout moment ou d’effectuer des périodes de garde. La vie en dehors des situations d’urgence est dédiée à augmenter son état de préparation, celui de son organisation, de partenaires ou de clients. La vie pendant l’urgence signifie être mobilisé plusieurs jours ou semaines consécutives, et de travailler de longues heures dans un contexte stressant, épuisant et éprouvant sur le plan humain.
La conciliation travail et vie personnelle amène donc plusieurs accommodements et une grande compréhension de la part de l’entourage. Cette conciliation exige aussi de s’assurer de respecter nos limites. Ce n’est pas toujours facile, mais le contexte sociétal actuel qui encourage un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est un atout. Il nous aide à être davantage ouvert à en discuter et à trouver des solutions pour s’assurer que le bien-être des intervenants soit davantage respecté. Dès la première mesure d’urgence, on apprend à la dure qu’il faut prendre soin de soi avant de pouvoir prendre soin des autres.
Paul-Émile – Retour sur le dialogue des idées
Le mérite de la réflexion de Sarah-Maude est qu’elle nous force à regarder au-delà d’un schéma centré sur l’intervention, qui a souvent pour effet de générer une culture du devoir où le sacrifice est requis aux dépens de la santé mentale. La recherche du sens et de l’espoir à travers les épreuves se construit indubitablement sur des bases culturelles et sociales et fait appel à ce devoir premier qui nous unit tous qui est de servir la communauté. En présentant l’expérience de Listuguj, j’ai voulu montrer en quoi trouver du sens était primordial en gestion des urgences.

Des traces d’un incendie de forêt majeure sont toujours visibles près de la communauté Atikamekw de Wemotaci. ©Paul-Émile Auger.
Suivant cette logique, il est possible de bâtir des réseaux de collaboration entre les organisations, des initiatives citoyennes et d’intégrer horizontalement des programmes gouvernementaux de prévention. Les urgences nous ramènent parfois à des préoccupations plus proches de nous mais aussi plus authentiques. Elles nous confrontent au sens même de ce qu’est une communauté. L’espoir pour le futur réside donc dans la capacité des situations d’urgence à rallier les gens autour de défis locaux immédiats, ce qui les amènera à s’interroger sur des enjeux à plus grande échelle.
Sarah-Maude – À la suite des échanges
Les collègues avec qui j’ai discuté ont offert une vision de la profession portant sur l’identification de pistes d’action afin d’améliorer la sécurité civile au Québec. Ces discussions, incluant celle entre Paul-Émile et Colleen Labillois, m’ont permis de constater comment la vision de notre profession est marquée par le milieu dans lequel nous évoluons: au sein d’un organisme humanitaire, d’une municipalité, ou d’une communauté membre des Premières Nations. Dans tous les cas, l’espoir est présent dans les propos.
De tout ce que Paul-Émile et moi avons pu recueillir, ce qui ressort le plus est l’importance de rétablir les compétences et les responsabilités aux niveaux individuel, local, municipal et provincial. Mes collègues ont souligné qu’au cours des dernières années, en raison des différents sinistres, on a commencé à parler davantage de la sécurité civile, particulièrement de l’importance de la résilience. Le fait d’en parler davantage a entraîné un contre-effet qui a été celui de tout lui déléguer, notamment les démarches et projets permettant d’augmenter la résilience que ce soit de la population ou de la société de façon générale. L’enjeu est que le domaine de la sécurité civile ne peut pas porter toutes les responsabilités de la réduction des risques ou de la résilience. Ce sont des responsabilités qui sont partagées entre différents secteurs comme le développement économique et l’aménagement du territoire. Il faut donc penser à rétablir les compétences et les responsabilités, et nous demander si le rôle de la sécurité civile ne serait pas plutôt celui de coordination. Ce point rejoint ce que dit Colleen Lallibois lorsqu’elle souligne l’importance de reconnaître la diversité des savoirs et d’utiliser cette diversité pour renforcer les communautés. Il faut une diversité de perspectives, toutes portées par la volonté d’être mieux préparés à faire face à un sinistre, pour faire avancer la profession.
Réflexions finales: faire vivre l’espoir
Même si ce texte a été rédigé avant la crise de la COVID-19, il nous apparaît plus que jamais juste puisque cette crise nous indique que nous avons tous un rôle à jouer. Il nous semble certain que la capacité d’adaptation de l’humain est assurément plus grande que l’on ne le pensait collectivement.
Malgré cette situation et ce qui nous attend, au-delà des changements climatiques, l’important est de maintenir l’espoir et la motivation de continuer à avancer ensemble, au sein de la société, tout en s’efforçant de rendre celle-ci plus résiliente.
Références
Peek, Lori (2020). Active Hope: Shaping This Year’s Natural Hazards Workshop, Center News, Natural Hazards Center, Published on February 7 2020, Online: https://hazards.colorado.edu/news/center-news/695
World Economic Forum (2020), WEF Global Risk Report 2020, Online: http://reports.weforum.org/
English version of this article is available here.
Bios:
Paul-Émile Auger, AMU
Au service des Premières Nations depuis ses débuts au Programme d’aide à la gestion des urgences de Services aux Autochtones Canada, Paul-Émile a été sur le terrain et dans les centres de commandements durant des douzaines d’incidents à travers les communautés du Québec depuis 5 ans. Il poursuit cette même mission au sein du Grand Conseil de la Nation Waban-Aki, à Wôlinak, pour le nouveau service de gestion des urgences des Premières Nations. Formé en science politique et en sociologie à l’Université Laval, il combine une approche analytique à une vision opérationnelle décisive. Formé dans le Système de Commandement des Interventions, sa spécialité est la planification stratégique et la coordination inter-agence en urgence.
Sarah-Maude Guindon travaille en gestion des urgences à la Croix-Rouge canadienne – Québec. Elle détient une maîtrise en Disaster and Emergency Management de l’Université de York et une baccalauréat en urbanisme de l’Université de Montréal. Sarah-Maude a également travaillé dans le domaine de la sécurité civile et de l’urbanisme tant au niveau municipal, provincial et déréal. Elle agit à titre d’éditrice du contenu francophone publié dans HazNet.